Entretien avec Ilse Ghekiere, danseuse et chercheuse belge !

27 avril 2025 - Vie fédérale

“Certains avaient peur de briser le silence dans le milieu de la danse. Ils pensaient que parler allait nuire à l’image du secteur. Mais la réalité, c’est que la danse est toujours là, elle se porte bien. »

Ilse Ghekiere est artiste, danseuse, écrivaine, pédagogue et historienne de l’art belge. A travers ses recherches et son activisme, elle explore les rapports entre sexualité, performativité et pouvoir dans le monde artistique. Membre fondatrice du mouvement Engagement Arts, elle œuvre à briser le silence autour du harcèlement sexuel et du sexisme dans le secteur des arts en Belgique.

 

Tout commence en 2016, lorsqu’Ilse reçoit une bourse de recherche artistique. Elle souhaite alors interroger des danseuses sur leur expérience en tant que femmes dans le milieu de la danse. « Au départ, mes recherches étaient très ouvertes », explique-t-elle, « je ne m'étais pas encore centrée sur les questions de sexisme ou d’agression sexuelle ».

Mais quelques mois plus tard, le mouvement #MeToo émerge. Ilse ressent un changement de ton, une urgence nouvelle. Elle décide alors d’écrire l’article « WeToo: What dancers talk about when they talk about sexism », qui deviendra un catalyseur dans les milieux artistiques de Flandres et de Bruxelles. Cet article permet le début d’une réflexion sur l’aspect systémique de ces violences.

 

“Engagement Arts” : un espace sécurisant pour recueillir la parole des danseuses belges

 

Après l’article, Ilse et ses collègues ont voulu agir pour transformer en action la colère qu’ils avaient ressentie.  Ensemble, ils fondent Engagement Arts, une plateforme de soutien, de sensibilisation et d’action. « Nous organisions des réunions ouvertes où les gens pouvaient venir simplement partager leurs histoires, être écoutés. C’était comme une alternative hors des réseaux sociaux au mouvement MeToo », précise-t-elle.

Un site internet est lancé, accompagné d’une déclaration adressée aux institutions et artistes, les incitant à prendre leurs responsabilités. Le groupe devient un espace sécurisant pour accueillir la parole, ainsi qu’un acteur important du paysage artistique belge. Ilse se souvient : "Au début, nous sommes vraiment venus combler cette absence d'endroit où aller parler, quand tu ne te sens pas en sécurité pour parler de ton expérience."

Au fil du temps, Engagement Arts collecte de nombreux récits. Que faire de ces histoires ? « La première question reste toujours : que veut la personne concernée ? » Certaines ont donné lieu à des enquêtes et procédures judiciaires, comme dans le cas retentissant du chorégraphe Jan Fabre. Une lettre ouverte regroupant des témoignages de danseurs, danseuses et employés a conduit à une enquête, un procès et une condamnation. "Cela a représenté une des plus grosses affaires de notre parcours en tant qu'activiste, elle a suscité un important intérêt à l'échelle mondial, il y a même eu un article dans le New York Times à l'époque ! Cela a été un bon processus d'apprentissage."

 

Aujourd’hui, Engagement Arts est devenu une plateforme de référence, avec un  « rôle de conseil et de soutien de pair à pair », notamment pour les personnes souhaitant témoigner ou comprendre leurs droits. L’organisation collabore également avec le ministère de la Culture de la Fédération flamande dans le cadre d’un plan d’action contre les violences, lancé en 2018. "Nous avons donc aussi cet aspect-là de travail, la collaboration avec le gouvernement que nous apprécions beaucoup. Nous recevons des fonds du gouvernement, bien que nous devions faire face aux changements politiques qui influent sur les fonds que nous pouvons recevoir", nuance Ilse.

 

Parallèlement à son engagement militant, Ilse poursuit son travail de recherche. Elle a récemment écrit un article sur la nudité sur scène, intitulé Going Naked. Elle y questionne le rapport entre liberté à disposer de son corps, image publique et consentement, à une époque où les corps peuvent être photographiés, diffusés, sortis de leur contexte. « Il ne s’agit pas de rejeter la nudité, mais de questionner ce qu’elle signifie dans notre époque numérique. J'essaye donc de nuancer ce discours sur la libération et la nudité : qu'est-ce que ça veut dire que toutes personnes puissent prendre une photo d'un corps dénudé, nu sur scène ? Que vont-ils faire de cette photo ? A qui appartient-elle ? Est-ce légal ? »
 

Le milieu de la danse : un terrain favorable à l’abus de pouvoir

 

Selon Ilse, le milieu de la danse comporte des spécificités pouvant favoriser l’émergence de ces violences : grande précarité, liens personnels et professionnels imbriqués, travail en freelance, hiérarchies fortes, cultes de personnalité… « C’est un milieu très fermé, très compétitif. Si tu parles, tu peux être remplacé. Tu ne veux pas être perçu comme quelqu’un avec qui il est "difficile de travailler" », confie-t-elle. Ces conditions créent un terrain favorable à l’abus de pouvoir. "Il y a aussi énormément d'aura, de charisme, de pouvoir concentré autour des personnes importantes. Cet aspect peut être intéressant dans le processus de création bien sûr, mais il y a de nombreuses dérives : leur pouvoir justifie certaines actions problématiques au nom de leur liberté de création la plupart du temps..."

Mais les choses évoluent. Ilse observe une prise de conscience croissante. Elle insiste sur l’importance du collectif et d’un espace sûr dans la libération de la parole : « Les gens parlent plus facilement quand ils sentent du soutien de la part de leurs collègues, quand un climat de confiance est établi.”  À l’inverse, dans les environnements compétitifs et hiérarchiques, le silence reste la norme.               

 

Mais comment les danseuses et danseurs réagissent-ils face aux violences dans leur milieu ?

 

Selon Ilse, des formes de résistance émergent, même si la réaction reste complexe : « Les choses sont en train de changer. Il y a une prise de conscience, une sensibilisation progressive. Mais c’est très difficile de réagir, même en tant que victime. Souvent, les personnes réalisent seulement après coup qu’elles ont été victimes d’abus. Il y a un vrai processus de compréhension, puis vient la question : que faire de cette expérience ? »

Pour favoriser la libération de la parole, le collectif est primordial : « Les victimes parlent plus facilement quand elles sentent qu’elles sont soutenues par leurs collègues, qu’il y a un climat de sécurité. À l’inverse, dans un environnement marqué par la compétition, la hiérarchie ou le favoritisme, elles peuvent garder le silence ou en souffrir davantage. »

Ilse souligne aussi la violence des jugements encore très répandus : « Il y a toujours cette phrase insupportable : “Mais tu aurais dû dire quelque chose…” Ces propos blâment les victimes au lieu de questionner le système. »

Les conséquences de ces violences sur les parcours professionnels sont importantes : « Certaines personnes développent des comportements à risque, se mettent dans des situations dangereuses. Ne pas parler de ce que l’on a vécu peut augmenter sa vulnérabilité, voire entraîner une reproduction des schémas de violence. »

Ainsi de chorégraphes devenus à leur tour abuseurs : « Je pense à une personne ayant travaillé dans une compagnie connue pour ses pratiques abusives, et qui aujourd’hui dirige sa propre compagnie en reproduisant ces mêmes dynamiques toxiques. »

 

Réactions du milieu : entre peur et mobilisation

 

Au lancement du mouvement, les réactions ont été contrastées : « Certains avaient peur. Ils pensaient que parler allait nuire à l’image du secteur, faire perdre des financements, voire provoquer la disparition de la danse. Mais la réalité, c’est que la danse est toujours là, elle se porte bien. »

 

Ilse dénonce aussi l’illusion d’un changement "doux" : « Il y a ce fantasme que ces sujets peuvent être traités calmement, diplomatiquement. Mais non : il y aura de la colère, des dénonciations, des tensions. Le milieu peut trembler, mais il ne s’effondre pas. »

 

Ce que les institutions peuvent faire

 

Selon Ilse, « Une structure c'est un endroit qui détient des valeurs éthiques et morales,  en ce sens ces endroits doivent créer un contexte où ces valeurs et lignes de conduites seront respectées »

Isle propose une vision en trois niveaux d’action, déclinable pour les écoles, compagnies et structures culturelles :

1.      Créer un cadre clair et sécurisant : « Il faut que les personnes sachent vers qui se tourner, qu’il y ait une culture d’accueil de la parole, un environnement où parler est possible. »


2.       Prévenir activement : « Cela passe par une évaluation régulière des procédures, des ateliers pour incarner les sujets, communiquer clairement les lignes de conduite. Il ne suffit pas d’avoir une charte, encore faut-il qu’elle soit comprise et vivante. »

·       Exemple d’atelier : « On demande aux participant·es de classer différentes situations selon un code couleur – du vert au rouge. Cela aide à fixer des critères et à réagir de façon lucide, plutôt qu’émotionnelle, quand une situation se présente. »

 

3.       Savoir réagir : « La réaction est le niveau le plus difficile. À quel moment une institution décide qu’un comportement est allé trop loin ? Il faut anticiper cela, avoir un plan d’action clair.  Il est donc important d'anticiper cela en tant qu'institution et de fixer des limites afin de pouvoir s'y référer.”

 

Pour conclure, Ilse Ghekiere nous montre que les violences sexistes et sexuelles ne sont pas des événements individuels et isolés mais des violences systémiques. Ainsi la responsabilité de chacun.es est nécessaire. En ce sens la Fédération en tant qu’institution met en œuvre différentes actions : contrôle de l’honorabilité, formation aux Violences Sexistes et Sexuelles, adresse de signalement, parité…

Ainsi nous rappelons le fait que chaque acteur de ce milieu doit prendre ses responsabilités, ce qui passe notamment par un travail de formation et de sensibilisation afin de mieux accompagner les victimes.




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